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N°2

 

Clément, 30/10/11.

 

Ne les éteignez pas.

 

 

Ne les éteignez pas, si jamais vous pouvez le faire, ces vues étranges,  lumières déplacées.

Elles traversent, depuis un fond vague auquel les renvoie en partie le jeu des vitres, le volume du compartiment. Elles se croisent, s’effacent et se réécrivent,  se combinent au passage avec des éléments du dehors ou glissent sur eux  selon le déplacement fluide du convoi, suspendent leurs énigmes visuelles, trépignent au rythme des brefs claquements espacés  qui ponctuent la  vitesse lisse des roues de métal sur le métal des rails. 

Ne les éteignez surtout pas, dormeurs à demi dans l’inconfort luisant des sièges, même si elles vous agacent entre deux somnolences. Ni vous les veilleurs, mal accoudés dans le couloir pour observer l’extérieur, témoins de leur succession imprévisible qui vous intrigue et parfois vous lasse. 

Regardez-les… Souvent votre seul tort est de chercher à reconstituer, oh le grand mot, ce qui se déroule. Ainsi de ce rectangle inopiné et comme inopportun, très mince et allongé, jaune soleil un peu bruni de nuit, suspendu au-dessus du paysage presque éteint d’hiver. On dirait qu’il vient de reléguer le disque solaire, encore partiellement visible sur la gauche. La vue d’abord s’efforce de réduire l’incompatibilité pour elle foncière entre cette forme d’une perfection que l’on pourrait dire technique, présence incongrue, presque provocante, et sous elle, en pente légère vers le chemin de fer, barrée vers le haut par un sombre étirement boisé dont se déprend, sombre elle aussi, la masse d’une bâtisse, une étendue neigeuse où s’alignent les menues silhouettes de banals arbres nus. A mieux s’appliquer elle perçoit quelques bribes d’éclairage de l’espace resserré où se tiennent les voyageurs. 

Par effet de miroir concomitant avec la traversée, par le regard, des vitres, le proche et le lointain, le dehors et l’intérieur se nouent et parfois se distinguent, souvent se mêlent, et souvent énigmatiquement. Le long rectangle jaune traduit la projection d’une veilleuse zoomée par la combinatoire mouvante du moment… 

… Oui, c’est cela sans doute, mais aussi et surtout davantage. C’est aussi ce qui ne s’explique pas. La vitesse et l’immobile ainsi que  d’autres contradictoires se rencontrent, se renvoient, jouent entre eux, se livrent parfois, parfois se dérobent… Oh, cet enchantement de fantaisie qui sans mots parle !

Laissez aller vos yeux car derrière les  rétines  trop de mental s’accroche et rend la vue raisonneuse et projective, intentionnelle, si étrangère à celle qui même et surtout dans l’étonnement reçoit. 

Enfants,  vous renonciez à plaisir, le soir venu, au pourquoi des évolutions de phares de voitures sur le plafond de la chambre à coucher, ou, sur les chemins des jours clairs, à saisir celles des rayons solaires à travers les tamis superposés des feuillages ; ou bien encore, dans la ville multiple, vous trouviez une saveur de rêverie dans l’énigme acceptée des reflets qu’émettaient les fenêtres  selon leur angle d’ouverture et vos déplacements… Souvenez-vous : à regarder ainsi vous finissiez par voir !

Se défaire  pour un temps, fût-il bref, de l’enchaînement interprétatif du perçu vaut la peine  - ou plutôt l’abandon. Le réel entre en vous par son évidence et comprendre devient secondaire au profit d’une immédiate connaissance. Vous ne voyez plus de processus ni d’objets ou de signes, mais enfin la présence unique et mélangée du monde, à l’épreuve de l’instant qui la soustrait aussitôt qu’il l’apporte.  Car elle ne quittera pas le cÅ“ur conscient et la mémoire.  

Alors éteignez-la donc, la lampe drue de votre tête, et accueillez à fond telle scène fugace fixée par l’attention de passagers d’un train d’hiver.

Regardez l’entrecoupement enjoué des reflets et des formes, aussi ce substitut de  soleil déconcertant à la possible ironie, et simplement, sur le blanc ou le gris-bleu de la neige, donnée-là, inutile, fragile, poignante pour certains, la beauté soutenue de quelque alignement d’arbres.

 

 

 

Annie

 

Saisie d’un instant que tu te refuses à laisser passer sans en garder trace. Il s’agit ici de toi, sans doute confortablement installée dans la chaleur de l’avion, de ta présence qui s’affirme dans un reflet. Conscience aiguë de ta propre évanescence, du privilège qu’il y a à être cette conscience ici et maintenant, jubilation d’un début de voyage ou bien désir de retenir une image d’un lieu que tu quittes ? Corps pris dans l’urgence du mouvement de l’appareil, n’ayant pas le loisir d’aller et venir pour mieux cadrer ce second sujet : des arbres pris sous une neige qui, aperçue de l’avion, nous invite à la rejoindre, cotonneuse, enveloppante et douce comme la mémoire trompeuse d’un instant d’enfance.   

 

 

 

Richard

 

Je vous demande d’interpréter.

Ne cherchez pas la réalité.

Laissez-vous emporter par l’image.

Que voyez-vous ?

Que se cache-t-il derrière cet instantané ? Ce moment de vie.

Qu’a voulu capturer le photographe ?

Une blancheur immaculée ?

Un simple paysage cotonneux ?

Sommes-nous dans un véhicule ? 

La vitre joue-t-elle un rôle ? La vitre existe-t-elle vraiment ? 

Et si cette vitre était un filtre venu occulter la réalité ?

Fausse-t-elle notre perception ?

Se joue-t-elle de nous ?

Ne chercherait-elle pas à vous emporter vers un univers insoupçonné ?

Peut-être… ou peut-être pas.

Là n’est pas la question me direz-vous.

L’essentiel réside dans l’interprétation que vous en faites, je vous le dis.,

Bien plus que l’interprétation, allez un petit effort, laissez-vous transporter.

Vous y êtes ?

Lâchez prise, vous verrez, c’est doux, aussi léger et ouatée que la neige.

Neige ? Vous avez dit neige ? Ai-je dit neige ? Mais qui vous parle de neige ? 

 

 

 

G

 

Cela fait plus de quatre cents jours que je n'ai pas touché un clavier, hormis pour rédiger des rapports sur des structures qui dysfonctionnent, des compte-rendus de situations scolaires dramatiques, ou des notes de synthèse pour le fonctionnement d'un service où tout était à formaliser.

Plus de quatre cents jours où je ne rêve plus d'autre chose que de rentrer chez moi le soir.

Plus de quatre cents jours où je n'écoute de la musique que pour me détendre et rire, sans qu'elle ne soit plus source d'inspiration pour quelque forme de création que ce soit.

 

Pourtant les histoires parallèles nourrissent toujours mon esprit, celles des vies imaginaires des personnages que j'inventais. 

 

En moi, c'est comme un voyage qui jamais ne se termine et qui prend cependant des allures différentes, tantôt volatiles, tantôt ancrées dans mon quotidien.

 

 

***

 

Deform to form a star.

 

In time we forget our

Need to devour

All the stories of tortured souls

 

 

Je me souviens précisément de ce trajet en train.

Je suis heureuse de le rejoindre. 

J'ai quitté Londres sous la neige en fin d'après-midi, de la gare de St Pancras.

Les paysages mélancoliques de la banlieue nord, au fur et à mesure dépouillés d'immeubles, hypnotisent mon regard.

Le néon du compartiment, en reflet sur la vitre, tel un soleil imaginaire, caresse le chien et le loup...

Je pense que dans quelques minutes, j'arriverai enfin à Hemel Hampstead, terre d'enfances et de souvenirs, réactivés à travers lui.

Les arbres défilent au loin. 

Ce sont des arbres porc-épic, qui protègent le cÅ“ur des gens hostiles à souffrir par amour. 

J'aime tant les trains. J'aime leur roulis continuel, berçant les émotions des retrouvailles attendues ou des adieux vaincus. 

J'aime leur bruit, qui me rappelle l'atmosphère de sa chambre, lorsque nous étions adolescents et que nous partagions légalement nos jours et illégalement nos nuits. Le crissement des freins était le dernier bruit que nous entendions, au loin, avant de nous endormir.

A ce moment de nos vies respectives, il nous était inenvisageable d'être séparés. Pourtant nous l'étions chaque jour, dans une souffrance que j'étais la première à cautionner et qui, lorsque j'y pense aujourd'hui, devait être insoutenable pour lui. 

 

Il était ce frêle garçon à lunettes, habillé sans marques à la mode, toujours perdu dans ses pensées, dont les autres se moquaient. 

Il était mauvais en sport, c'était son drame personnel que j'étais la seule à partager secrètement. Il ne parlait à personne, ni même à moi publiquement, moi, qui, vaniteuse et cruelle des hauteurs de mon adolescence, lui demandait de faire comme si nous ne nous connaissions pas au collège. Je l'ignorais. Je faisais semblant de le mépriser , comme tous les autres. 

Pourtant il était l'unique préoccupation de mon esprit et de ma chair naissante. 

Le premier de mes amours. 

 

 

 

 

 

 

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