L'Oeil & l'Encre
des textes sur des images
N°15
Clément, oct. 2013
GRAND LARGE DÈS LE LITTORAL
Il a déplacé latéralement son ordi portable.
– Approche donc, maintenant tu vas pouvoir passer de mon côté…
Le ton de sa voix vient de changer et je m’en étonne en silence. Lui si peu loquace d’ordinaire, certains des amis disent même renfermé – un peu ours, quoi –, voilà qu’il se met à me parler comme si ses quelques mots étaient près de s’ouvrir à d’autres. Une sorte d’affabilité nouvelle.
Il me fixe et je constate que son regard est devenu doux, impatient mais doux.
– Tu comprends, d’où tu es tu ne pourrais voir que de biais, tant bien que mal, alors…
– … ?
– …Et je voudrais te faire partager ce que j’ai devant les yeux.
La terrasse est presque déserte à cette heure. Une pause de fréquentation entre fin d’après-midi et début de soirée. Cette sorte de solitude à deux fait passer les vibrations.
Je déplace donc ma chaise pour me trouver avec lui face à l’ écran.
À peine installé, voilà qu’il happe mon attention d’un geste et la dirige vers l’autre bout de la place.
– Tu vois, là-bas… Dis-moi si tu vois.
– Je ne sais pas ce qu’il faut voir – mais oui, je vois.
– Sois donc pas impatient, regarde. Essaie de te concentrer sur les plus petits détails.
– …
– Par exemple, le lobe d’oreille de la petite fille de profil, tu le vois. Et puis, la cuiller laissée au bord de cette table, on la dirait sur le point de tomber. Oui ?
– Bon, oui.
– Tu continues un petit moment, tu fixes des petites choses, si possible même des points. Et moi je fais de même.
Je l’aime bien, je l’aime tout simplement et depuis belle lurette, au moins depuis la fin des années collège, comme l’aiment tous ceux du groupe assidu que nous formons, lui et sa façon d’être si singulière. Enigmatique, elle conquiert, voilà.
Alors je suis son indication. J’observe et je découvre, me concentrant sur du menu, de l’inaperçu d’habitude. Cela va par exemple de tel défaut d’un pavé lointain de la place au luisant rouge à lèvres d’un sourire, en passant par la minuscule tache blanche à la patte gauche du chien assoupi là-bas à l’angle du trottoir. C’est fou ce que la vue peut être efficace et précise à force de concentration.
… Du silence passe. Le petit moment dure, mais au fond on est bien.
– Maintenant tu tournes ton regard et c’est moi que tu fixes. Allez, tout de suite.
Clairement autoritaire mais toujours pas râpeux ni sec… et très persuasif. Je fais donc ainsi et à l’instant où je plonge mes yeux dans les siens, sans les en détacher je prends conscience de la présence oubliée de l’écran.
– Tu vides ta tête autant que possible. Oui ? À la corbeille, les images. Vas-y…
Après la tension observatrice cet effort me semble facile ; je crois y parvenir et le lui dis.
– Bon, fait-il plutôt approbateur, alors plonge d’un coup d’un seul dans l’écran.
Ce que je fais avec l’encouragement de sa main refermée sur mon coude.
Plonger, ah oui comme j’ai plongé ! Dans un espace immense, comme surexposé, presque éblouissant vers le centre où je crois d’abord distinguer une sorte de clef bizarre, un bipied posé sur son ombre réfléchie et suivi d’une forme basse, allongée. Partout autour, du vaste décliné en ocre s’éclaircissant de gauche à droite, en pans aux bords irréguliers, déchirés même. Puis j’identifie une silhouette humaine qui marche en lieu et place de la clef bizarre et un chien à sa suite dans la forme allongée. Mes regards questionnent le lieu où ils se déplacent, proposent l’hypothèse d’un littoral dont ils s’éloignent pour aller, traversant le centre blanc, vers ce qui en est peut-être un autre, vers la bordure lacérée de cette masse ocre qui donne l’impression d’une verticalité d’envergure en mouvement vers eux.
Il a dû deviner je ne sais comment ce déchiffrage, car :
– Tu vois, l’espace n’engloutit pas, il porte.
Je suis sur le point de répliquer qu’il est possible perdition, vertige, menace, mais lui :
– On met toujours ses pas sur quelque littoral… Et ce littoral, l’immensité le déplace vers l’avant au fur et à mesure de la marche. Et puis regarde bien ces petits êtres fragiles, le découvreur et son fidèle. Si minuscules soient-ils, ils se meuvent. C’est eux qui donnent le sens.
– Le sens de la mer.
Là, c’est moi qui parle.
Lui se tait.
– La mer est plus loin, très loin peut-être, et pourtant le sable l’annonce à venir bien que différée… Cet ocre a la force de promettre du bleu.
Alors il tourne vers moi son visage jusqu’à présent parallèle et me fixe. Il est à deux doigts, je le sens et le sais, de reprendre et de poursuivre vers l’exaltation lyrique – à deux mots ou deux phrases. Mais qu’il se taise est mieux. Le courant d’une tête à l’autre passe. Il se replace de profil.
Du temps s’écoule. En laissant peut-être une trace près de la sienne derrière le marcheur, avant que ne laisse à son tour les siennes la fidélité du chien, j’émerge de la photo.