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N°4

 

Clément, 18 nov. 11

 

L’Assise

 

 

Sa réputation de femme positive et même entreprenante n’était plus à faire, on vantait son opiniâtreté quotidienne jusqu’à se reposer sur elle par ce lâche alibi auquel se ramènent souvent les louanges, et personne ne s’étonnait d’inférer ou d’apprendre que de nouveau elle se levait bien avant le réveil des autres et se retirait très tard après l’extinction des voix et des menus bruits de l’avant-nuit.

Pourtant, si considérée et même implicitement remerciée qu’elle se sût, sa conscience intime  lui rappelait, avec un effet de satisfaction presque amère, que cette reconnaissance resterait à la surface de celle qu’elle n’avait jamais cessé d’être.

En deçà et au-delà des extrémités des jours, la même nécessité la poussait, par tout temps et quelle que fût sa fatigue, à gagner la terrasse arquée qui donnait sur la courbe du fleuve et à s’y asseoir. S’il pleuvait, le large auvent de verre l’abritait. Par pauses successives, un peu comme dans leur élément les plongeurs, elle tendait à respirer avec la lenteur supposée d’une plante et à trouver une immobilité minérale. La masse de son corps se faisait d’abord sentir plus lourdement, pesanteur concentrant toute son attention avant ou après la distraction sensible du quotidien. Elle ne s’en défendait pas mais, au contraire, recevait volontiers ce qui s’apparentait à la mise en place d’une assise dont, sous l’imposition première, elle devinait le sens de préparation à l’ouverture. Et cela durait.

Longtemps comme interdite, en suspens passif, elle passait très lentement à la perception d’un dedans insoupçonné des apparences. Peu à peu, capter la subtilité des parfums et des sons, les discrets enchaînements à l’œuvre autour d’elle, devenait facile et léger. Légère, elle s’y orientait et s’y oubliait de plus en plus, de mieux en mieux, gardant ouverts ses yeux qu’elle aurait pu aussi bien fermer. Ouverts, ils étaient clos sur ce quelque chose en elle qui  avait tant fonctionné ou allait le faire ; fermés, ils lui auraient permis également de voir la face cachée d’un temps qui n’était plus celui de la montre. Idées, sentiments, représentations s’évanouissaient. Son regard ne distinguait, n’embrassait, ne retenait plus les choses. Les éléments, les mouvements, leurs suites, présences conjuguées à sa présence ici même et nulle part ailleurs, prenaient possession du vide acquiesçant qui en elle jubilait presque de les recevoir. 

Les friselis scintillants sur la nappe du fleuve, préambule à quelque émergence ou frissons attardés d’une fuite irrepérable, elle ne savait ; la grande terre sombre, allongée, dépassant les signes de bienveillance et de menace ; les tons irrigués de nuances d’un ciel transpercé de lames nuageuses, indescriptible par des mots ; les quelques rares signaux  allumés déjà ou encore, accrochés çà et là au bonheur des reflets ou par intention humaine, tout cela et les harmonies qui, l’unissant, faisaient du paysage mieux qu’un tableau, tout cela la pénétrait, la portait, l’introduisait à des états dont elle n’aurait pu parler, mais qu’après ces longues heures ravies au monde elle conservait rutilants dans sa mémoire, armes aux éclats de lumière et d’ombre la sauvegardant de l’usure des obligations , de l’épaisseur d’ingratitudes traversées.  De jour le sommeil pouvait lui manquer, d’avance elle le donnait contre la précieuse veille. 

Il lui arrivait sans mot dire de remercier, de s’abîmer, de se perdre et d’être aiguillée, de tenter à nouveau un retour de gratitude, si gauche fût-il, et sans jamais savoir vers qui, pour répondre à la gratification.  Mais non, le plus souvent se tenir là, présente et comme exposée, suffisait à la plénitude. C’était plus que la joie, du moins que celle que l’existence au fil des semaines et des mois pouvait jusque là lui offrir. Une paix puissante et si douce exténuait sa tristesse,  gonflait de courants calmes et sourds la palpitation de son cÅ“ur, lui murmurait le début d’un secret qu’elle ne voulait pas connaître, surtout pas, du moment qu’il l’habitait. 

Un jour d’avril, une ou deux heures avant l’aube, le sommeil inhabituellement quitta Mathias. Ayant quitté sa chambre, il arpenta la maison silencieuse. Se retrouvant un peu plus tard sur la terrasse, il l’aperçut assise là sur une chaise, de dos, les mains sur les genoux, loin dans des pensées qui selon le visage qu’il devinait dans la pénombre n’étaient plus celles du courant des heures. Il s’approcha de côté, un peu en arrière.

Il s’arrêta aux premiers mots de la phrase qu’il cherchait à lui adresser. Elle tourna la tête vers lui sans aller jusqu’à le regarder, mais lui pouvait ainsi mieux voir son visage. L’impression fut si forte que Mathias ne put poursuivre. Comme il se retirait, près de passer la porte-fenêtre, il reçut, presque de profil perdu, un indéfinissable regard de chat-tigre au fond de la sévérité duquel s’esquissait un sourire. Il crut relire plusieurs fois ce sourire par la suite, la croisant au hasard des allées et venues, sans vouloir jamais s’en ouvrir à quiconque.  

 

 

 

Annie

 

Lac... bad trip...

A partir d'un souvenir erroné (photographie vue pour la dernière fois il y a plusieurs mois...), je me représente tout d'abord un espace clos : lac, eaux stagnantes... Photographie de la couverture d'un roman policier sinistre à souhait : d'aucuns auront été liquidés ; le lac poursuit cette oeuvre... Eaux lourdes, assoupies d'avoir tant à digérer. Ici, rien ne s'écoule, tout se liquéfie in situ... Entropie...

Lumières à l'horizon

Nouveau regard posé sur cette photographie : espace ouvert, tout aussi terrible en son amoralité, mais vivifiant... circulation... oxygène... fragilité et puissance de renouveau... La lumière fait signe à l'horizon...

 

 

 

Richard

 

C’était une musique douce et souple, enveloppante, sensuelle, feutrée, agréable à entendre, comme on déguste une boisson ni trop forte ni trop faible au milieu d’une nuit de relâchement hédoniste, et qui émanait de trompettes bouchées, de clarinettes ou de saxophones, dans une sorte de déroulement continu de vagues harmonieuses, presque melliflues. Rythmée, certes, mais pas frénétique ; fluide et fraîche. 

 

 

 

G

 

Au crépuscule de cette longue vie, j’ai parfois l’impression de perdre la mémoire. 

Mes souvenirs s’effacent et se transforment en impressions. Les images d’autrefois se teintent de sépia dans ma tête autant que dans mes tiroirs. Les représentations glorieuses de la vie, que je possédais jadis et pour lesquelles je me suis battue, se fissurent.

 

Pourtant, lorsque je suis ici, je me retrouve un peu, je te retrouve toujours, et je recouvre la jeunesse. 

Je retrouve ce sentiment d’être vivante, comme au temps où tu étais là, au bord du lac, avec ta canne à pêche à la main.

Je me souviens de l’admiration dans le regard de tes enfants.

J’entends leur rire, j’entends le tien.

Je revois ton regard et ton sourire, à chacun de ces instants où, fier comme un gladiateur victorieux, tu sortais de l’eau un pauvre poisson auquel tu finissais par rendre sa liberté dans la minute.

Je revois ton mégot au bord des lèvres, se consumer d’oubli.

Je revois tes gestes bienveillants… Une main sur l’épaule de ton fils. Un encouragement. Une explication imagée.

 

J’aurais voulu que le temps s’arrête. J’en avais conscience dans ces  moments-là. Je savais que tout ceci aurait un jour une fin.

Elle est arrivée. 

Et les matins n’ont plus la même envie. Et les journées le même sens. Et les soirées le même réconfort.

 

Pourtant tu es toujours là. Comme une empreinte à jamais sur moi, sur tout mon être rabougri par la vieillesse, mais qui, à chaque pensée qui s’envole vers toi, renaît un peu…

 

 

 

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