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N°9

 

Clément

 

Un Cerf-volant

 

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V. sur Mer, le  5 sept. 2011

 

 

 

 

Cher B.,

 

 

 

 

Dans la chambre où votre père passa auprès de nous plusieurs séjours de vacances, je viens de retrouver au fond d’un de ses tiroirs encombrés d’objets d’écriture dont il aimait s’entourer un récit, interrompu, suivi d’une lettre datée, l’un et l’autre de sa main. Un brouillon peut-être. La netteté du texte me fait pencher pour une copie. Je n’ai posé qu’un regard, sans lire.

 

Votre père écrivait beaucoup ici : correspondance dont il me confiait souvent le postage ; notes sur son inséparable carnet ; narrations brèves qu’il me faisait parfois lire. 

 

Peut-être aurez-vous un avis informé sur ces écrits que je vous envoie eu égard à votre attachement pour sa mémoire – et qui naturellement vous reviennent. 

 

Si j’en retrouvais d’autres, vous en seriez bien sûr aussitôt le destinataire.

 

Cher B. !  Continuez de bien aller et de croire à ma fidèle amitié.

 

 

M. 

 

 

 

 

Un cerf-volant

 

 

Malgré ou à cause de son éloignement volontaire et en dépit de l’agrément que la vaste maison de vacances d’amis accueillants et discrets lui procurait, il continuait de moins bien dormir, d’un sommeil bref et agité. Comme auparavant – depuis des mois en vérité, depuis que sa relation avec J. le tourmentait – mais de plus en plus tôt dans la nuit,  en sueur dans les  draps torchonnés, il se sentait soudain remonter de profondeurs confuses à la clarté de veille. 

 

De cela, qu’il avait observé d’abord avec surprise et curiosité, comme à distance, il avait voulu bientôt se défaire tant la fatigue résultante l’entamait  - mais sans y parvenir et cet échec persistait. Dans la chambre endormie où grésillait sur le silence quelque insecte égaré,  où la chaleur  en se retirant tirait de minces craquements des boiseries anciennes, il s’asseyait à moitié dans le lit et se concentrait pour renouer avec le fugitif sommeil, lequel demeurait hors d’atteinte, s’éloignait même à proportion de l’effort contre l’insomnie. Alors, peu à peu, il renonçait. Hébété, les yeux ouverts (les garder ainsi ne plombait même plus ses paupières), écoutant le ressac étouffé de la mer qui passait les persiennes,  il ne lui restait plus qu’à être là, immobile, la tête traversée de songeries récurrentes. 

 

Elles tournaient interminablement autour de sa relation si déconcertante avec la ravissante jeune femme qui s’était tout à coup ouverte à lui au-delà d’ affinités amicales, d’un mouvement bouleversant par la révélation de leur complicité possible. Passant en quelques semaines  des dialogues fébriles aux signes partagés, aux gestes sus et attendus, aux baisers tendres puis passionnés, aux étreintes simulées puis un soir accomplies, il avait acquis la certitude d’un plein partage à venir, aboutissement de la courbe tracée par leurs rencontres. 

 

Or la suite, tout en confirmant la douceur et la force de leur lien, maintenait entre eux et l’issue par lui ardemment souhaitée une sorte de frustrant epsilon, à la fois infime et intraitable et qui le désespérait. Elle au contraire se montrait insensible à cette limite – joyeuse et toute à eux lorsqu’ensemble ils évoluaient dans une intimité ouverte aux dimensions du grand amour, toute ailleurs quand au moment de se séparer elle ne donnait à lire qu’un profil détourné.

 

Ailleurs, c’était vivre avec mari et enfants, souvent entourée par de la famille ou des relations prenantes. Elle en parlait très peu, allusions  ou précisions concises, constatations désabusées mais par touches légères,  comme par délicatesse envers lui. Quand il lui arrivait de lui faire sentir qu’en dehors de ses attentions, de leur horizon commun, elle ne devait pas être heureuse, il prenait le silence de sa compagne intermittente pour une implicite approbation. Mais les projets de vie à deux qu’avec le tact insistant des amants il continuait de caresser en trouvant à les lui évoquer à des moments privilégiés ne trouvaient pas d’échos détectables en elle. Même alors, lui l’aimait de toute sa patience impatiente. Percevant chez lui les effets progressifs d’un état dont il ne voulait pas l’encombrer, elle lui faisait des recommandations insistantes, affectueuses, tout en imprimant à ses paroles la sorte de détachement souriant dont elle usait s’agissant de sa propre personne. Avec les semaines et les mois, s’il l’entourait des mêmes prévenances et avec la même sincérité lorsqu’ils étaient ensemble,  la tristesse intérieure le gagnait, qui l’avait conduit en accord avec elle à s’éloigner un temps pour tenter de se reprendre.

 

 

Il se levait parfois aux hautes heures de la nuit pour chercher d’eau,  pour observer la progression de l’avant-jour timide ou seulement faire quelques pas inutiles sur la lisseur du parquet, ou encore sortait-il discrètement dans le jardin qui donnait sur la plage, y restant debout à écouter déferler les vagues, captant sur sa peau les régimes du vent, envisageant d’aller se promener les pieds dans le sable, pourtant persuadé qu’il ne le ferait pas. Les mêmes  pensées le hantaient. « J’ai un chagrin, un chagrin tel que je peux presque dire que je ne l’ai pas et que lui me possède Â» â€¦ Telle copla espagnole de la passion amoureuse, telles bribes de lectures pourtant éclairantes lui revenaient parfois sans qu’il parvienne à se dégager de la stupeur sentimentale qui maintenait en sommeil ( au rebours de  l’ insomnie tenace, remarquait-il parfois)  sa capacité de jugement et d’initiative. 

 

Un matin, un de ces rares  matins où sur le tard un assoupissement fugace l’avait visité, il se leva vers dix heures, s’habilla, sortit de la maison par la petite porte du pignon, franchit le portail à la dérobée, atteignit bientôt le début du sable. La marée basse ouvrait l’espace. Par les trouées d’un ciel mouvementé se répandait la lumière. Ses yeux n’en pouvaient plus de l’accueillir, passait en lui l’immensité et avec elle, au rythme lent de ses pas, comme un long soupir de soulagement qu’il n’analysait guère. 

 

Son attention se portait sur le ciel changeant, sur l’arrière-plan de la mer au calme ressassé, puis s’attardait sur les quelques présences humaines, baigneurs, promeneurs, contemplateurs immobiles du paysage. Un peu loin vers la droite,  deux ou trois personnes s’affairaient tour à tour aux acrobaties enchaînées d’un cerf-volant.

 

(…)

 

 

 

    V. sur Mer, le 24 août 1997

 Ma très chère J.,

 

Je vous écris enfin pour vous donner de mes nouvelles, en espérant que les vôtres en retour correspondront aux vœux que de cœur je forme à votre intention.

 

Sachez d’abord, n’oubliez jamais que je vous aurai beaucoup aimée. Je vous aime mieux désormais, c'est-à-dire plus justement. 

 

Mon état pénible et aggravé de ces derniers longs mois qui vous et me faisait craindre, s’est soudain dissipé. Cet assez long séjour presque seul au bord de la mer s’est avéré  bénéfique : je dors,  souris,  communique, je vois clair en moi et en nous. 

 

Voilà plusieurs semaines, après une nuit de cette insomnie tenace qui me désespérait, un tardif et bref remords du sommeil m’a laissé au lit jusque vers dix heures. Ensuite, contre toute habitude chez moi qui restais le plus souvent confiné entre les murs de ma chambre, je suis allé sur la plage voisine  de la maison.

 

La journée avait bien commencé, très belle : immensité de la marée basse, vent d’Ouest aux rafales joueuses,  lumière trouvant à se glisser parmi les nuages, présences humaines en harmonie avec le paysage. Quelques amateurs guidaient tour à tour un cerf-volant, alternativement  ramené et relancé au bout de son fil. L’élégant jouet de bois léger et de papier caracolant à des hauteurs variables  captait mon attention, moins par la beauté virevoltante de ses figures, si fascinantes fussent-elles,  que par son double principe d’ancrage mobile entre des mains adroites  à négocier le vol avec le vent et de liberté relative mais spectaculaire dans les airs. A bien l’observer, je constatai combien cette liberté, cette capacité d’essor et de mouvement dépendait de l’ancrage… Supprimez les impulsions de ce dernier et le cerf-volant retombe ou va errer on ne sait où ! 

 

J’ai saisi alors que vous étiez, mais oui, cerf-volant vous aussi, ma très chère J. : vous avez besoin de cette aération stimulante que je vous apporte, mais aussi, indissociablement, des contraintes et bénéfices de votre existence officielle. Les deux en vous interagissent. A mes yeux, l’incompatibilité de vos deux vies devait vous conduire à choisir l’une ou l’autre ; pas aux vôtres ! Souscrivant de fait  à l’une comme à l’autre – comment aurai-je tant tardé à m’en apercevoir ! -dans leur combinaison vous trouviez à vous satisfaire…

 

Ayant quitté la plage et son cerf-volant et regagné la chambre, ma journée s’est poursuivie, encore dolente mais soulagée et paisible. Le soir et les jours suivants, à la différence des précédents, j’ai cessé d’éviter la présence amicale de mes hôtes. Et j’ai dormi d’un trait toute la nuit. Il me fallait laisser du temps pour qu’il confirme ou non ma découverte et son effet ; j’ai donc attendu jusqu’ici avant de vous écrire. Pas un seul moment n’a infirmé ce que j’ai soudain compris un matin sur une plage ; pas un seul, malgré la désillusion éprouvée sur laquelle je ne veux pas ici m’étendre, ne m’a trouvé inquiet  le jour, ni la nuit  à mon corps défendant éveillé.

 

Sans plus d’ironie que notre évolution n’en comporte, merci, ma très chère J., de m’avoir permis, dans les  pointillés que nous savons,  de vivre auprès de vous l’intensité de la promesse en différant indéfiniment son accomplissement. En d’autres termes, merci pour les prémices de bonheur à deux, précieuse anticipation, et merci pour la déception, comme toutes amère mais  qui enfin en m’éclairant me délivre. 

 

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