N°7

 

Clément

 

Kaufhof

 

De Berlin, bonjour à toi que je voudrais moins lecteur de ces bribes miennes que, quelque jour à venir, de la somptuosité spatiale de la ville trop neuve !

Besoin de te parler ce soir, par le truchement d’un stylo bille ingrat courant sur sa carte postale dans la chambre d’hôtel à l’étape du jour.

Alexanderplatz, Galeria Kaufhof dont le nom sonne à mes oreilles comme une suffocation. Un exemple de reconstruction en manière d’ode( peut-être non délibérée, donc d’autant plus révélatrice) , à l’élégante propreté, à l’activité marchande organisée, à la richesse de ces échanges auxquels le commerce des hommes ne se réduit pas…

Cette vue qui longe la façade en contre-plongée atteignant le fuselé sommital de la tour voisine, ce lumineux chromatisme d’une lisseur interdite d’expansion chaleureuse !

La ville est un vaste Phénix rené des cendres des bombardements puis de la scission et de l’étouffement par le Mur… Que refoule cette résurrection ?

L’ impeccable mais édifiant édifice, habilement souverain sous l’alibi de sa ligne sobre, ne me transmettra pas l’amnésie dont avec d’autres il irradie la nuit de la capitale. 

Je me souviens… Ce « je » m’excède. Il plonge dans l’éducation reçue, dans l’éclairage des aînés,  dans les parcours complices, dans les confessions de rencontre. Il a recueilli documents et témoignages, dialogues, trajectoires, douleurs aussi. C’est un « je » dilaté par l’histoire. 

Dis, qu’est-ce que l’espace  que le temps foule sous les espèces des empreintes lourdes et des bouleversements d’époques successives ?  Un palimpseste. 

De ma fenêtre, un peu de biais, je vois un autre étagement que celui des niveaux de l’imposant Kaufhof : des strates trop invisibles  s’étouffant les unes les autres par leur massif empilement. Strates de constructions de toutes sortes, architecturales, économiques, politiques, sociales, de tentatives humaines, d’errements inhumains, d’énergies déversées, de souffrances infligées, subies, partagées, levain entremêlé de levures diverses, levé, bientôt tassé, aplati en pellicule par les pressions amoncelées de l’indifférence.

Excuse, tu vas dire que je m’emballe une fois de plus, ça va déborder le format pourtant géant de la carte trouvée à l’accueil ! Je vais conclure en t’embrassant.

Oui, je me souviens. Et que ce Kaufhof fasse de même avant que la suite, pourquoi pas meilleure, au moins plus mesurée ou pudique, avertie du précaire des temps et de l’urgence des enjeux, à son tour l’engloutisse. 

A toi, bien à toi, réponds-moi avec de tes nouvelles,

 

 

 

Annie

 

Que de parallèles sur ce temple du shopping ; pardon, de l'Einkausbummel … Tout y est, du piment d'Espelette au dernier sac à la mode, en passant par les indispensables accessoires pour le Hippiefestival. 

Fourmilière évoquant Au bonheur des dames. Où Damen, certes, ont leur place, mais tout autant Herren und Kinder. Le tout dans une version germanique et rafraîchie. Personnel empressé, affable, orientant curieux et clients dans le dédale dont il connaît les secrets.

Sarraute mère, aussi, et ses Tropismes. Le premier texte, peut-être (« Une foule se trouve devant des vitrines. ») ; le treizième à coup sûr (« Des femmes sont acharnées à traquer une pièce de tissu. »), lu avec brio par mon dernier professeur de français, et dont je garde vingt ans après un souvenir précis : femmes comme frappées de façon soudaine d'hystérie, suis-je tentée de dire par facilité ; transformées en insectes fébriles, tendus par leur quête. Insectes conquérants, mus non par le rêve d'un empire mais par l'idéal d'un morceau de tissu.

Toutefois, la nuit est tombée et la façade illuminée, aux baies vitrées d'un vert apaisant, indique peut-être, a minima, une trêve. 

Mieux encore, j'aperçois sur la façade comme un arc, signe d'une alliance ? Cette Galeria se ferait-elle Arche, promesse de renouveau ? Et qu'en est-il de cette tour toute proche ; partie visible d'un lieu dédié à la spiritualité, s'élançant hardiment vers les cieux ?

Certes, il s'agit bien d'un culte, mais de celui du petit écran... Ce sont décidément les marchands qui ont investi le temple, et la voix de la télévision se fait support et relai de leur conquête : charmant et nostalgique Ginger et Fred, qui actait déjà ce passage du vieux monde au meilleur des mondes.

Jacques Lacan, ce que je pense en avoir compris, au sujet du capitalisme, comme tentative de naturalisation du désir, réduit à un besoin. Cela au risque d'introduire chez le sujet l'illusion qu'il trouvera « au bon marché » des produits capables de « boucher les trous » de son manque. Oubli du caractère structurel de l'insatisfaction du sujet humain... 

 

 

 

Richard

 

Mon cœur bat-il encore ?

Chaque jour davantage je m’enfonce dans les ténèbres

O mon Amour comme je voudrais tant rester encore longtemps près de toi

Je n’ai pas pu accomplir les rêves de mes vingt ans

Les projets de mes 30 ans n’ont pas abouti, eux non plus

Je me suis fait happer par les réalités de mes 40 ans

A présent je suis appelé à rejoindre un autre monde

Tu le sais, bientôt, mes yeux se fermeront à jamais

Viens, je veux voir une dernière fois, avec toi, la ville, la nuit.