top of page

N°13

 

Clément

 

EN SORTIR

 

 

Alors, profitant d’un instant de distraction générale, par la porte la plus proche  – peut-être la seule, il ne se souvient pas –, d’un glissement subreptice il est sorti. 

 

Il est sorti et se dit aussitôt que non, il est comme rentré dehors, encore une fois comme si souvent et depuis si longtemps, harcelé par une menace, aimanté par une promesse que, ni l’une ni l’autre, il ne sait plus identifier avec des mots qui feraient la clarté.

 

Mais nommer à présent n’est plus ce qui importe. Il y va de quelque chose de bien plus décisif : d’une survie presque, de sa capacité à poursuivre, jusqu’au bout si cela existe – au moins jusque là où  passer un autre seuil sera peut-être enfin se libérer. 

 

Il est debout, immobile  dans un haut couloir à l’étroitesse renforcée par la pénombre. Une sorte de débouché plus clair attire vers le fond son regard. La partie visible d’un mur peint en blanc – en forme de T coupé verticalement et dont la moitié de barre visible doit se prolonger vers la droite au-dessus d’une apparente embrasure qui semble donner sur un autre couloir décalé –, cela attire aussi ses pas. L’endroit  a quelque chose d’intime et de noble. Ces pans comme songeurs autour et devant lui l’encouragent, semblent l’inciter à dissiper l’hypothèse d’un labyrinthe – à quoi pourtant en sourdine il pense. 

 

 

 

 

 

 

 

S’arracher au surplace malgré la vibration parasite de son incertitude, avancer même en lenteur comme à présent  le rassurerait plutôt – mais au fur et à mesure de sa progression une peur contradictoire l’assaille de conseils un à un repoussés. Il voudrait que seule compte la projection en avant, même malhabile, de ses jambes alternées, or cela se complique bientôt car  il perd ses moyens, n’estime plus au juste sa vitesse, s’égare dans un brouillard évasif qui maintenant l’entoure puis l’envahit, compliquant, allongeant, infléchissant la distance. 

 

Il a le temps quand même, avant de ne plus la garder que sous forme de regret, de se concentrer sur la perception aiguë qu’il a eue, après avoir refermé la porte, de la beauté énigmatique du couloir et de son improbable débouché, le temps de la retenir, de la fixer en lui pour revenir à elle un jour si possible, ne serait-ce que pour le plaisir, il ne sait pas quand.

 

Ensuite, obscurité ou faiblesse ou les deux combinées, il ne voit plus grand-chose, pour  ainsi  dire plus rien. Le grain fin du mur aux minuscules aspérités douces au bout des doigts rassure un peu ses tâtons, l’aide à s’orienter ou à garder l’impression de le faire, au moins à se raccrocher à une bribe du réel.  Ses mains guident ainsi un maître sans vision, il espère qu’elles sachent où car lui finit par ignorer s’il va à peu près droit ou s’il tourne. Un vertige panique tambouriné par les battements de son cÅ“ur l’absorbe et s’y évanouit la notion d’espace. 

 

Combien de temps encore, se psalmodie-t-il, avant d’en finir quelle que soit l’issue. Poser son sac de tripes pantelantes dans quelque recoin impassible et ne plus rien savoir, à jamais. 

 

Du temps s’écoule encore, beaucoup de temps à suivre le grain du ou des murs par pans et arêtes confondus dans une stupéfiante dilution où il veut garder la force de s’avouer exécutable, mot qui lui vient du souvenir de films où le héros épuisé, même s’il reste en vie,  n’en finit pas de succomber à chaque seconde par surexposition à la mort. 

 

 

Oui, il s’avoue comme tel d’un aveu qui le mobilise, qui lui fait décliner longuement, avec le soin dont il est capable, son indignité. Brinquebalant pitoyable, il s’humilie. 

 

 

 

 

 

Et peu à peu la terreur mêlée de honte, si elle ne le quitte pas, ne le possède plus ou plus autant, il ne fait plus un avec elle et cette distinction aurait quelque chose de presque jubilatoire au fond de la détresse. C’est vrai qu’il a perdu, qu’il n’a cessé de perdre, et même qu’il s’est fait perdre, et sans doute même est-il perdu. La différence à présent : ne faisant plus corps avec cette perte, quelque chose en lui est peut-être sauvé, que rien ni personne ne pourra lui reprendre.

 

Il recommence à se traîner le long du ou des murs à l’aveuglette. L’errance toujours péniblement interminable prend une autre tournure, mieux endurée, traduite en preuve qu’en avançant il l’assume. Il n’attend plus désespérément qu’elle cesse, ne cherche pas à anticiper la suite, il est dans le présent assumé de ses pas. 

 

… Et puis bien plus tard encore, subitement comme un verdict ou une grâce, dans les deux cas inattendu et bouleversant,  glisse sous ses doigts puis occupe la paume de sa main ce qui ressemble à une poignée de porte dont la rondeur ovale le concentre. Attentif il la palpe, dubitatif vérifie son contour, caresse le petit bouton central qui commande l’ouverture, comprend qu’il lui faut agir et ne sait que faire, n’entend rien de l’autre côté du mur, se recule hésitant. 

 

Cela a duré, puis il s’est enfin senti la force d’appuyer sur le bouton pour tourner la poignée et  a ouvert l’espace à l’irruption d’une lumière intense qui transperce sa rétine et le fige ainsi sans défense, aveugle, surexposé. Et sidéré lorsque l’atteint par le côté, dans un souffle, le démenti d’une voix douce et  très familière :

 

– Oh chéri, pourquoi allumer déjà, que se passe-t-il ?  J’ai sommeil,  tu ne crois pas qu’il est un peu tôt ?

 

 

Cl., janvier 2013 

 

bottom of page